Aux pieds d'argile

Publié le par Jerry

Mes chaussures sont mortes ce matin.

Trois jours et trois nuits je les ai veillées, oignant leur front sec et brûlant de crème, essuyant leur fatigue d'un chiffon doux, priant le dieu des chaussures de me les laisser. Tous les espoirs furent vains. Les voilà qui reposent à présent dans l'obscurité, et jamais ne reverront la lumière du jour.

Et pourtant, si jeunes! Elles avaient à peine deux mois. Leur courte existence aura passé bien vite, déjà pâlit le souvenir des jeux, des longues promenades, des travaux endurés, des pluies que nous traversions ensemble. Seule consolation, penser que pour avoir eu une vie bien brève, elles auront vécu intensément. Mais elles étaient du monde où les plus belles choses ont le pire destin, et, baskets, elles ont vécu ce que vivent les baskets, l'espace d'une soixantaine de matins.

Les baskets, ces petites choses fragiles et délicates, qu'il vaut mieux garder dans un placard, le sanatorium des chaussures, si l'on ne veut qu'elles crèvent au bout de deux pauvres mois. Hem. C'est pas comme si c'était des ballerines, non plus. C'était des chaussures de sport. Faites pour bouger. Pour l'effort et l'endurance. Oh, elles ont été courageuses pourtant. Elles ont, avec ténacité, avec vaillance même, cherché à être dignes de leur destinée. Mais las, pauvres petites, leur sort était scellé d'avance : elles avaient des bouts en cuir suédé.

Le cuir suédé, ou cuir velours, c'est comme du cuir, mais retourné et poncé de façon à être plus mince et facile à trouer. En gros, une espèce de morceau de matière super fragile juste à l'endroit où toute chaussure souffre le plus, là où la simple usure liée à la marche les attaque de plein fouet. Cet endroit aussi où, au moindre trou, la première goutte de pluie s'engouffre avec des petits cris d'exultation. Cet hiver, c'était presque impossible de trouver des baskets de ville sans ces fichus bouts en cuir suédé. Ou alors, rose avec des étoiles vertes. Et parfois même rose avec des étoiles vertes et des bouts en cuir suédé.

Un peu comme si les fabricants de chaussures de sport s'étaient donné le mot: cet hiver, non seulement elles coûteront la peau des fesses, mais en plus, elles seront fabriquées en peau de fesses. Un peu comme si la mode, cet hiver, c'était le concept de la chaussure jetable au prix de la chaussure qui dure toute ta vie. C'était sans doute pour nous apprendre la vanité de l'existence.

Pourtant c'est important, des chaussures solides. Je veux dire, pas seulement pour mes pieds. C'est important pour les patrons de nos grands multinationales chaussurières. C'est même au coeur d'une idée chère aux mordus de l'économie libérale : voter avec ses pieds.

Au départ, c'est pas spécialement un concept propre au libéralisme. ça veut juste dire que si t'es pas content là où t'es, tu te casses dans le pays voisin et c'est ton gouvernement qui est bien mari, si toute une partie de sa population vote contre lui avec ses pieds et qu'il se retrouve tout seul comme un idiot. On en a des exemples fameux, même en contexte pas démocratique du tout. Comme par exemple quand les protestants de France ont tous voté avec leurs pieds contre Louis XIV pour protester contre la révocation de l'Edit de Nantes. Ou quand la tribu des Ougaïoki a voté avec ses pieds vers le sud pour protester contre la migration des aurochs (vers le sud, là aussi) pendant la seconde glaciation. Ou quand plein de Berlinois de l'Est ont voté avec leurs pieds contre les autorités Est-Berlinoises qui avaient salement amoché leur cadre de vie et niqué plein d'espaces verts en construisant ce grand mur tout crade. Ah non, pardon, là, justement, ils l'ont pas fait. Bref, c'est pas une idée follement originale, non plus.

Sauf que les libéraux de chez nous, ils adorent, l'idée de voter avec ses pieds. ça les rengorge tout plein rien que d'y penser. ça les fait rire d'un petit rire gras et satisfait. Oh, oui, tous ces gens qui exportent leurs talents et leur pouvoir d'achat outre-manche par exemple, c'est bien la preuve qu'ici on a trop d'impôts, trop de réglementations sur le travail, trop de temps libre, trop de police, ah, tiens, ça, non, trop de police, curieusement, c'est jamais considéré comme un paramètre répulsif par les gens qui parlent de voter avec les pieds. C'est ça qui est pratique, dans le vote avec les pieds: c'est comme les entrailles d'animaux, on peut les interpréter à peu près comme on veut.

Donc en gros, voter avec ses pieds, c'est un arguments pour dire que s'ils pouvaient parler, les chats choisiraient Whiskas. Pardon, je voulais dire, s'ils pouvaient voter, les pieds choisiraient le pays où il y a le moins de réglementations. A commencer par les pieds des ouvriers des usines de chaussures de sport, bien entendu.

Bon évidemment, y'a des rabatteurs de joie qui diront que c'est bien beau, le vote avec ses pieds, mais c'est pas donné à tout le monde, parce qu'il y a des obstacles, genre océans, chats à garder, enfants à scolariser, diplômes pas reconnus, lois sur l'immigration, tout ça tout ça. Déjà, c'est tout un bazar, pour voter avec ses pieds. C'est pas comme le bureau de vote en bas de chez moi où je peux aller en tongs si ça me chante.

Alors si en plus ils nous filent des chaussures en papier crépon, les grands patrons des multinationales chaussurières.

Vanité des vanités, autant marcher nu-pieds.

Publié dans Bananience

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P
Ça t'amusera sans doute de savoir que dans "Be kind, rewind", sont dits "suedés" les blockbusters remastérisés en version "trois bouts de ficelles et deux cartons".<br /> Genre, les films faits avec les pieds, quoi.
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T
<br /> Peut-être c'est des films troués et qui prennent l'eau rapidement, aussi.<br /> <br /> <br />