Zarbisme

Publié le par Tom

Ça ne devrait pas l'être et pourtant, c'est difficile de parler du féminisme.
C'est difficile parce que la question du féminisme touche à des tendons sensibles de notre organisation sociale.
C'est difficile aussi parce que nous vivons une drôle d'époque, où tous les discours se choquent les uns les autres comme des opinions dans des bouteilles, où tous les mots finissent par se confondre, où le langage est noyé, saturé de signes contradictoires qui finissent par couvrir la réalité d'un illusoire et verbeux tissu.
La droite UMP de Sarkozy s'est en son temps prétendue "révolutionnaire", les opposants au mariage pour tous se présentent comme les membres d'une "minorité opprimée" dont on bafoue les droits, les artistes officiels sont déclarés "punks", etc.


Et pourtant, la question du féminisme est peut-être une des questions les plus importantes que nous ayions à traiter aujourd'hui. Une question qui, si nous ne la traitons pas, nous traitera malgré nous.
Entendons-nous : le féminisme, ce n'est pas simplement la question de l'inégalité entre les femmes et les hommes, mise en graphique sous forme de rémunération salariale, accès à l'éducation et niveau de progression professionnelle. Tout cela n'est que la conséquence pratique de l'idéologie plus ou moins consciente de notre société.
Car à la source, le féminisme, c'est avant tout la question de l'inégalité. Dans notre société de droit, toute inégalité est une inégalité de droit : les femmes ont moins de droits que les hommes. Ce qui signifie que, dans la société qu'elles forment et partagent avec les hommes,  la liberté d'agir et d'exister est moindre pour les femmes que pour les hommes.
Pour la raison d'une conformité différente de l'appareil génital. Celui des femmes est bizarrement conformé par rapport à celui des hommes.
En cela, les femmes rejoignent, à des échelles variées, les Noirs, les Arabes, les homosexuels, les fous, les animaux, et de façon générale, tous les bizarres.
Un bizarre, c'est ce qui est en dehors de la norme, car le bizarre n'existe que parce qu'il y a une norme. La norme préexiste au bizarre, et pas l'inverse.
La norme par rapport à laquelle est défini le bizarre dans notre société, elle est très simple à définir.
C'est ce qui passe pour le neutre dans notre société, l'élément de celle-ci qui, de base, par naissance et du simple fait qu'il existe tel qu'il existe, possède naturellement le maximum de droit, y compris le droit d'acquérir de nouveaux droits : c'est l'homme hétérosexuel blanc de culture chrétienne.
L'homme hétérosexuel blanc chrétien, dans notre société, n'a jamais eu à combattre ni réclamer certains droits, comme simplement le droit d'être pris au sérieux.

Il n'a tellement jamais eu à le faire, qu'il n'est même pas conscient que ce qui est un droit, pour lui, ne l'est pas pour d'autres. Si je postule à un poste, mon CV sera lu alors que celui d'un Arabe sera jeté à la poubelle : de fait, je n'aurais jamais conscience que le fait qu'on prenne ma candidature en considération est un droit dont je dispose sur d'autres. Et de fait, ce droit dont je dispose ne devrait pas être un droit sur d'autres : ce droit m'est naturel, il devrait l'être aux autres.
Mais ce que signifie le fait que ce droit me soit naturel, c'est simplement que personne ne me l'a jamais contesté. Mais si personne ne me l'a jamais contesté, et que ce même droit est contesté à d'autres qui y prétendent de même que moi, la question devient : mais qui conteste ce droit à certains ?
Eh bien, assez logiquement, ça ne peut être que moi.
Non pas moi en tant que personne. Mais moi en tant que je profite de ce droit, et ne me soucie pas que d'autres en profitent : parce que j'y gagne, en pleine conscience, en ignorance ou sans trop vouloir y regarder. Parce que j'en retire un bénéfice, que je le veuillle ou non.

Mais là où ça devient vraiment étrange, c'est que ce que ça implique, c'est que tout ce qui n'est pas l'homme hétérosexuel blanc de culture chrétienne, dans notre société, est le bizarre.
Pensez-y un instant, c'est une idée troublante : une société dont l'élément constitutif de base est exclusivement un homme hétérosexuel blanc de culture chrétienne.
Un peu comme le village des schtroumpfs, dont on ne sait pas comment ils se reproduisent et où c'est Gargamel qui a inventé la schtroumpfette.
Car l'homme hétérosexuel, on a du mal à voir en quoi il est hétérosexuel si ce qui est la norme, dans sa société, c'est un autre homme hétérosexuel.
C'est notre société : tous les matins vous vous levez dedans, toute la journée vous vivez avec elle, tous les soirs, elle borde vos rêves. Vous en faites partie.
Ce que signifie la liberté, dans notre société, c'est que le bizarre y est toléré. Plus ou moins. Dans la mesure où il ne fait pas trop parler de lui.
Notre société, pour se reproduire, tolère une espèce de cheptel allogène bizarre, qui sont les femmes.
Là où les femmes sont mieux loties que les Arabes, les Noirs, les homosexuels, c'est que notre société a besoin d'elles pour la reproduction.
Elle tolère les autres à mesure qu'ils apportent de la richesse. Lorsque ce n'est plus le cas, ils sont rappelés au bizarre, c'est-à-dire la zone d'exclusion, la zone où les droits ne sont acquis que temporairement et peuvent être retirés à tout instant.
Comme notre société normée par l'homme hétérosexuel blanc a besoin des femmes, elle les intègre et les soumet à un système de valeur qui d'une part les empêche de se considérer comme extérieures et donc de se barrer, d'autre part, les exclut du coeur de la société, de la norme. Un système qui oblige les femmes à vouloir faire partie d'une organisation sociale basée exclusivement sur l'homme hétérosexuel blanc, en échange du droit d'y être mieux tolérées. Elles ne pourront jamais y être intégrées, par définition. Le mieux qu'elle puisse espérer, c'est d'en être les meilleurs auxiliaires.
Ceux qui ont reconnu là l'un des principes fondateurs de la démarche coloniale occidentale au XIXe siècle ont mérité un bon point.
Là est le principe de toute discrimination dans notre société : une norme et un bizarre. L'homme hétérosexuel blanc vaguement chrétien, et tout le reste du monde.

Donc la question du féminisme, ce n'est pas tant une question de statistique et de plafond de verre, même si c'est bien aussi de s'en occuper.

La question du féminisme, ça pourrait être qu'une femme a le droit de marcher dans la rue sans être regardée, commentée ou abordée, sans être jugée sur son cul si les hommes hétérosexuels blancs peuvent marcher dans la rue sans être importunés et jugés sur leur cul.
La question du féminisme, ce que ça soulève, c'est certes la question de la légitimité de la place de l'homme hétérosexuel blanc vaguement chrétien en tant que norme : ça c'est l'aspect militant du féminisme, qui est obligé de lutter contre une domination.

Mais ce que ça soulève surtout, et en profondeur, c'est l'existence même de la norme, d'une norme, dans le processus social.
La norme n'existe que quand le pouvoir est confié à un groupe contre les autres. Pour le groupe de l'homme hétérosexuel blanc chrétien, tout le reste est ennemi, et doit en permanence être re-soumis. C'est la problématique du tyran, qui vit dans la trouille d'être détrôné ou assassiné.
Est-ce réellement une position souhaitable ? Question intéressante, hein, quand on y regarde un peu.

C'est pourquoi, en rangeant ensemble dans le bizarre les femmes, les Noirs, les fous, les homosexuels et les nains bleus en culotte blanche, mon rêve, mon désir, mon projet, ce n'est pas que le bizarre soit intégré le plus possible par la norme.

Ce serait plutôt que la norme se fonde, se perde dans le bizarre. Que l'homme hétérosexuel blanc vaguement chrétien devienne bizarre.

Et pour ceux qui ont lu Chalamov, je crois qu'ils seront d'accord avec moi que l'avenir le plus radieux que l'on puisse espérer au terme "norme", c'est de devenir le nom d'un gros poisson pas comestible, avec une sale tête, qui vit dans des profondeurs où personne fout jamais les pieds, et qui s'emmerde un peu tout seul.

Publié dans Le réel monde réel

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E
Merci pour ce billet. J'ai bien envie de le diffuser à tous ceux qui me posent régulièrement la question : à quoi ça sert le féminisme ? Ou qui y vont de leurs stéréotypes sur les femmes et celles<br /> qui tentent de faire avancer les choses.
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