Les pissenlits du mal

Publié le par Tom

Au printemps monsieur Basilic a une espèce de sursaut d'activité. Il sort du long engourdissement de l'hiver, et tel le loriot joyeux, il part à la gambade dans son jardin, en quête de choses à faire.

Il y a un truc avec monsieur Basilic, c'est qu'en fait, il préfère l'automne, parce qu'il a une sorte d'obsession, et cette obsession, c'est la Mort. Le printemps, c'est-à-dire la vie, c'est pas trop son truc. Ça lui fait peur, tous ces trucs qui poussent. Ça lui file de la grosse angoisse métaphysique. Non, il préfère quand ça meurt, au moins comme ça, on est fixés, on est bien malheureux. Avec monsieur Basilic, si on évite le contact, c'est entre autres parce qu'inévitablement, au bout de dix minutes, il abordera le sujet de la Mort. Quand il regarde nos fleurs, toutes bourgeonnantes, il nous dit : "Attention, ça va crever !" Quand il parle des chats, il dit : "j'en ai eu plusieurs, mais ils sont morts". Quand il parle des oiseaux, il dit "j'en ai vu un ce matin, il était mort". En fait, il ne prononce pas "mort" comme ça. Il prononce "mooooort", d'une voix très grave, avec un vibrato dans les basses, mais genre même pour dire que le ver de terre, là, est "mooooort". "Ça c'est sûr, il est moooooort", surtout depuis que monsieur Basilic lui a éclaté la tête à coup de pelle en le prenant pour une vipère naine.

Donc au printemps pour chasser l'angoisse, monsieur Basilic est pris de la folie de faire des choses.
Mais, fidèle à son habitude, monsieur Basilic ne cherche pas ce qu'il est utile ou nécessaire de faire. Le plus urgent serait sans doute de profiter du beau temps pour vider la décharge publique qui lui sert de garage, où s'entasse depuis vingt ans un bric-à-brac plus jamais utilisé ni utilisable. Plus qu'un garage, c'est un lieu-dit - Tetanos city -  peuplé de "trucs" rouillants. Oui, parce que le clou rouillé, monsieur Basilic, il en fait collection. Il en a des caisses pleines dans sa cave, dans le garage, dans les poches. Tout ce qui rouille, il aime bien. Et vous seriez surpris de découvrir le nombre de "trucs" capables de rouiller. Même un crapaud en plastique pour jouer dans le bain est capable de rouiller au contact de monsieur Basilic.

Mais monsieur Basilic, depuis le temps qu'il y a des printemps et qu'il y est pris de l'envie de se livrer à de l'activité furieuse, n'a jamais envisagé de nettoyer son garage, qui soit dit en passant, est sous notre fenêtre. Non, au printemps, il est un peu embêté, au fond, monsieur Basilic, parce que dans un jardin, à part tondre la pelouse et virer quelques merdouzes laissées par l'hiver, il n'y a pas tant que ça à faire. Les plantes poussent toutes seules, c'est le principe du printemps. Alors monsieur Basilic, il cherche désespérement des trucs à faire, mais qui soient pas des trucs vraiment chiants comme le coup du garage. Donc tondre la pelouse, une ou plutôt deux fois, pour faire bonne mesure. Karcheriser les petites dalles devant sa maison - deux mètres carrés de surface. Emmener les broussailles à la décharge. Et puis, la nuit, subrepticement, ramener les broussailles pour pouvoir les emmener une deuxième fois à la décharge le lendemain. Rekarchériser les petites dalles, parce que vous comprenez, avec les broussailles. S'occuper, quoi.

Et avec l'arrivée du printemps, monsieur Basilic cherche le contact. Quand il cherche le contact, il vient fureter sous nos fenêtres, près de notre porte. Il lance des broussailles de derrière le mur, pour venir les chercher et se trouver un prétexte de nous approcher. Il fait semblant de se faire mordre par ses perruches, pour qu'on réagisse. Il fait de la danse africaine sur les plates-bandes. Enfin bref, il fait tout pour se faire remarquer.

Mais nous, on ne réagit jamais, évidemment. Et ça le rend nerveux. Ça le rend nerveux, au point qu'immanquablement, il y a un moment où il va, comme un chat qui veut jouer, commettre l'irréparable.

- "Jerry ? y a Basilic devant chez nous, il arrache des trucs.
- Quoi ? Mais qu'est-ce qu'il fout ? Mais... mais... ? Mes pissenlits !"

La fin de la phrase vola dans la pièce tandis que la porte claquait et que dehors, monsieur Basilic se redressait, une pleine poignée de pissenlits brisés dans la main, ignorant la fureur qu'il venait de déclencher.

- "Non mais oh ducon, tu t'es cru où, là, à m'arracher mes pissenlits comme un sauvage ?" que j'aurais aimé qu'elle dise mais malheureusement Jerry est très diplomate.

- "Oh mais je sais bien, à chaque fois que je fais quelque chose, avec vous, c'est mal", qu'il lui a authentiquement dit, parce que monsieur Basilic, il sait bien que quand il a fait une connerie, la meilleur façon d'arranger les choses, c'est de nier. Et monsieur Basilic d'expliquer que tous les malheurs du monde depuis la création de l'univers, c'est à cause des pissenlits, que ça rime avec nazi et saloperie, et que c'est pour ça qu'il les arrache.

Et ensuite, il s'est enfui, avec les pissenlits broyés dans la main, à qui il promettait douleur, enfer et châtiment.

Il y a quelque chose de spéculativement intrigant dans cette fixette de monsieur Basilic sur les pissenlits - parce que les autres mauvaises herbes, il s'en fout. Oui, il y  quelque chose de curieux au royaume de l'analogie à deux balles, dans ce désir irrationnel d'extirper tous les pissenlits du secteur, dans cette volonté farouche de déraciner les pissenlits - alors que les pissenlits, c'est précisément ce qu'on mange par la racine quand on est "mooooort".

Mais on n'en dira rien, parce que c'est le printemps, et parce qu'il faut laisser à Jerry le mot de la fin :

- "Putain mais merde - mes pissenlits, quoi !"

Publié dans Le réel monde réel

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A
Il est franchement flippant ce type!
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M
Excellent ! Super bien écrit, j'ai pris un vrai plaisir à lire ! Et je me suis bien marrée !
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G
ça repousse vite !
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T
<br /> <br /> Oui, c'est tout le drame de la lutte à mort entre l'homme et le pissenlit.<br /> <br /> <br /> <br />