Bleu russe

Publié le par Tom

Comme dit Jerry, quitte à faire un blog de gauchistes, autant le faire complètement.
Bon, on n'est pas vraiment des gauchistes. Disons qu'on est du côté de ceux qui aiment vivre, et qui se disent que la meilleur façon que ça dure, c'est que tout le monde puisse partager ce sentiment.

Alors comme vivre c'est aussi dormir, et que dormir, c'est souvent rêver, j'ai fait un rêve.

J'ai rêvé que j'étais Russe. Russe de la Russie là-bas, de la lointaine, fabuleuse et dangereuse Russie.
Et que dans mon pays, après une révolution mondialement connue, et malgré les mauvaises suites de l'affaire, mon pays avait accompli le but originel de ladite révolution : passer à l'ère industrielle dans un pays quasi-exclusivement agricole.
Dans ce rêve, je me suis souvenu de tout ce qu'avait coûté cette gigantesque métamorphose, visant à passer - en un laps de temps aussi réduit qu'une heure de sommeil au milieu de la nuit-, du Moyen-Âge au XXe siècle.
Ce qu'elle avait coûté en sueur : la sueur de mon grand-père, qui avait travaillé pour l'éphémère bonheur de croire au grand oeuvre de la révolution. La sueur de mon père, qui avait travaillé pour l'éphémère bonheur d'échapper à la rééducation. Et ma sueur, pour l'éphémère bonheur de ne pas avoir trop faim.
Et puis le sang, aussi. Le sang de la révolution, le sang de la guerre civile, le sang de la guerre internationale, le sang des exécutions, le sang des massacres, le sang des déportations. Un sacré prix de sang à payer, pour satisfaire la concentration politique du pouvoir dans un régime qui a accompli la révolution industrielle mais gardé de bons acquis du tsarisme.
Mais dans ce rêve un peu amer, je me disais : et quand bien même, peut-être tout cela était-il nécessaire ? Dieu ou Lénine, qui peut dire ou savoir comment va le monde et pourquoi il faut passer par ici avant d'arriver là ?

Et puis, la lente désagrégation du communisme, les magasins qui se vident, le règne des apparatchiks, le dépouillement des idéaux, tout cela brisait mon coeur de rêveur russe. Mais ces monuments certes élevés dans la poussière, la souffrance, le mensonge, mais aussi dans l'honnête courage de générations de Russes prêts à de nombreux sacrifices, prêts à de nombreuses douleurs, pour faire de leur pays une moderne machine qui marche - ces monuments nationaux gonflaient néanmoins mon triste coeur de fierté.
Il y avait là toute l'industrie de l'aluminium. Il y avait là les géants de l'énergie - le gaz et le pétrole. Il y avait là toute la sidérurgie. Il y avait là tout le système bancaire. Et les industries de raffinement de matières premières, et celles du bois, et l'automobile et les télécoms. Les mines. Les transporteurs géants. L'industrie malheureuse de l'armement. Les industries chimiques et l'agro-alimentaire.

Et puis il y a eu l'ère Eltsine, et tout ça est parti comme dans une braderie d'automne, et pour le même prix, dans quelques centaines de mains. Des mains parfois un peu tachées de sang, mais n'étaient-ils pas déjà tous fondamentalement tachés du sang du peuple, les trésors industriels de la Russie ? Des mains au bon endroit au bon moment, des mains qui étaient copines avec d'autres mains - avec celles qui ont écrit les prix sur les étiquettes de vente, et qui habitaient au Kremlin, mais aussi dans d'autres capitales mondiales.

Et là, je sais bien qu'en tant que Russe, je peux être fier de ce que les mains qui ont bâfré les biens nationaux aient été russes et non pas étrangères, je sais bien que ma fierté nationale peut dormir en paix, que tout ça est russe, complètement russe,
cent pour cent russe de chez russe, comme moi-même, mon père et le père de mon père - je ne peux m'empêcher de penser qu'entre les mains qui ont construit l'Union Soviétique et celles qui l'ont rachetée pour une poignée de dollars, il y a un dialogue qui ne passe pas.
Qu'il y a non pas quelqu'un qui s'est fait avoir jusqu'au trognon, oh non. Mais quelque chose, oui, quelque chose qui a été trahi et sali. Que ce quelque chose, c'était peut-être même la seule chose qui avait survécu au totalitarisme communiste : la fierté d'avoir accompli sur plusieurs générations, à travers des centaines de milliers d'individus qui ne se seront jamais connus - une oeuvre d'homme. Et ce quelque chose, c'était peut-être simplement ça : le dernier fil d'un sentiment absurde, celui qui fait qu'un homme dit à un autre : "ensemble".
Et comme dans mon rêve j'étais russe et donc sentimental et sans doute bourré à la vodka, j'ai pleuré.

Puis je me suis réveillé, et je me suis dit : ouf, je suis en France. Ce qui arrive en Russie n'est pas la version locale d'un mouvement économique mondial douteux. C'est juste un truc en Russie.
En France, mon service public ne risque pas d'être bradé n'importe comment à des copains là au bon moment, sous le prétexte fallacieux de la concurrence libérale qui fait monter les prix - pardon, baisser. C'est pas le genre de la maison.
Personne n'est en train de mener une propagande discrète à l'égard de notre compagnie nationale de transport ferroviaire, la décrivant comme inefficace et trop chère, et justifiant ainsi d'avance sa privatisation qui la rendra plus "moderne".
Non, personne n'utilise les investissements de l'Etat, payés par nos impôts sur des décennies pour la santé, les télécoms, les transports individuels ou collectifs, ou l'industrie, ou la haute technologie, ou le nucléaire - pour son bénéfice exclusivement privé et coté en Bourse.

Parce que si c 'était le cas, le terme technique, c'est que ça s'appellerait un vol. Pas le vol d'un individu au coin d'un bois, non, cela est puni par la loi, bien entendu. Mais le vol d'une nation, le vol d'une communauté, le vol d'une société. Ce genre de vol-là.

Parce que si c'était le cas, si j'avais le sentiment que des gens, quelque part, sont en train de voler le pays où j'habite et la société qui me donne mes lois, je profiterais évidemment de ce qu'en France, à la différence de la Russie, nous sommes une démocratie, et j'userais des ressources de la démocratie pour expliquer ce qui me gêne et là où il me semble qu'on bafoue la justice.
Je ferais ce qui est prévu pour ces cas-là. J'écrirais à mon député.
Et ça tombe bien, parce que là où j'habite, mon député, il a été maire, un temps. Et quand il était maire, il a privatisé l'eau, qui coûte maintenant 20 pour cent plus cher que dans le patelin voisin, et même qu'un sacré paquet de patelins voisins.

Alors je me dis, peut-être mon député, à sa modeste échelle, peut-être il verra de quoi je veux parler.

Publié dans Bananience

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R
Concernant les députés ou les maires, j'ai cru comprendre qu'ils étaient d'autant plus attentifs aux réactions de leurs électeurs que ceux-ci étaient inscrits sur les listes électorales et avaient voté aux élections des plus récentes aux plus anciennes. Alors oui, ça vaut le coup de lui écrire, mais sur des problèmes précis, de préférence, et en rapport avec l'actualité parlementaire. Quant au maire, il faudrait pouvoir suivre les débats du conseil municipal, ou du moins leurs retransmissions, lorsque d'autres élus, souvent de l'opposition, les publient.
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V
Du caviar pour les yeux et pour le cerveau, une fois de plus. J'en redemande.
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